Les Liens du Sang

Je pensais les ennuis loin de moi. Malheureusement, j’étais à l’opposé de la vérité : les ennuis allaient finir par me rattraper, lentement mais sûrement, jusqu’à finalement m’atteindre et me frapper de plein fouet. Pourquoi ? Comment ? Je l’ignorais. Ce dont je me doutais déjà, c’est que ça aurait un rapport avec la famille. La chaleur était supportable en ce mois de juillet, même si l’Angleterre n’était pas un pays connu pour enregistrer des températures faramineuses en été. Tout au plus une trentaine de degré, malgré quelques pics de temps à autres. Non, sincèrement, cette année là nous avions eu de la chance de côté là. Je me souviens être sorti chercher quelque chose pour ma tendre Dahlia. Rien de bien conséquent, mon salaire de l’époque ne me permettait pas de dépenser trop d’argent en une fois. Et puis, cela ne faisait que quelques mois que nous sortions ensemble, il n’y avait encore rien de réellement sérieux entre nous. En rentrant, j’avais gentiment déposé le cadeau sur le guéridon près de l’entrée et avais également relevé le courrier ; sans doute ma seule erreur dans cette journée qui, pourtant, s’annonçait bien. Je découvris avec difficulté et stupeur une lettre que je n’aurais pas voulu recevoir. C’était le même style que celle nous ayant annoncé, à moi et ma fratrie, le décès de notre mère. En l’ouvrant, je compris que cet ivrogne d’Alfred avait à nouveau de macabres nouvelles à nous/me faire part.

Mes mains tremblaient en lisant la lettre. En dix ans, son écriture n’avait pas changé d’un iota. Penchée, parfois illisible à certains endroits, une formation des lettres un peu scabreuse, cela définissait assez bien sa calligraphie, tout comme le personnage en entier, d’ailleurs. Le style, lui, était proche de celui employé dans les courriers officiels. Un respect immodéré pour le destinataire, des tournures de phrase amplifiant ce détachement émotionnel vis-à-vis de la situation, ou même des relations entre les deux correspondants. Plus je lisais, plus je reconnaissais bien mon oncle. Et, plus je lisais, plus je sentais mon estomac se nouer et mon coeur commencer à battre à tout rompre. Enfin, la nouvelle fatidique arriva. Un autre décès. J’espérais de tout mon coeur qu’il s’agisse d’un parent éloigné et que l’on me - ou nous -, prévenait pour annoncer la distribution d’un héritage conséquent ou non. Or, cela ne concernait pas un quelconque parent dont je n’avais aucun souvenir ou aucune affinité. Non. Cette lettre m’annonçait la mort de ma soeur jumelle, Danielle.


Je n’en crus pas mes yeux. L’information eut du mal à traverser le faible espace entre mes nerfs optiques et mon cerveau. Ce dernier peina à déchiffrer l’afflux de réactions physiques, chimiques et électriques provoquées par ces simples mots : “Danielle est portée disparue... Elle est morte.”. Simples mais tellement durs, terribles. Impossible de rester impassible devant une telle chose, seul un personnage sans coeur parviendrait à garder son sang froid, quitte à jeter de façon stoïque et déshumanisée cette lettre d’une importance capitale aux ordures. J’étais né avec un coeur, et ce dernier fonctionnait à la perfection. A l’instar de la majorité de mon métabolisme, il décida qu’il était utile de se manifester à ce moment précis. Une fois la lettre lue, et relue pour éviter les possibles incompréhensions, je la posai délicatement sur le guéridon, près du cadeau à Dahlia. Aucune larme ne perla sur le coin de mes yeux. J’avais arrêté de pleurer il y a dix ans de ça, déjà. C’était comme s’il m’était impossible de verser une seule petite larme. Même en bâillant, comme ça peut arriver en général. Au lieu de ça, je ressentais un profond malaise. Presque un état grippal. Encore un peu et mon copieux petit-déjeuner passait par la case toilettes. Je déglutis avec dégoût la bile qui remontait le long de ma gorge et brûlait le fond de ma bouche. Je pris une profonde inspiration et décida de changer d’air. Ma petite voiture me conduisit en-face de l’appartement de Dahlia. Comment faire comme si de rien n’était alors qu’on vient d’apprendre la pire nouvelle imaginable ? Je n’aurais jamais pu lui cacher quoi que ce soit. A peine fus-je entré que son analyse approfondie de mon être porta ses fruits. Elle m’indiqua le canapé, s’y installa à son tour et me colla le nez dans sa nuque. Sans savoir pourquoi, ni comment, cette façon de tout anticiper me faisait de l’effet. Je parvins enfin à verser une seule et unique larme, aussi éphémère que mon impression de sécurité. Je me souviens avoir brièvement expliqué la situation, lui avoir parlé du cadeau et avant tout de cette nouvelle. Puis, je m’étais endormi dans ses bras, plus tard dans la nuit, après une journée éreintante à essayer les autres de la famille. Malgré tout ça, Dahlia devint ma femme quelques mois plus tard. Entre temps, elle avait accepté de m’accompagner à l’enterrement symbolique de ma soeur, auprès de ma mère. Toute la famille était là, même Alfred qui brillait toujours de par sa chevelure aussi blanche que dix ans auparavant. Je pus revoir mon frère Anderson et ma soeur Anna. Cette dernière poursuivait une carrière prenante tandis que l’autre continuait dans la voie du sport. Le Quidditch, c’était toute sa vie. Mon père était présent aussi. J’en profitai pour lui présenter mon aimée, ce à quoi il répondit que “l’amour n’est qu’une illusion, une drogue qui nous cache toute l’horreur du monde jusqu’à-ce que cette garce vienne nous enlever notre stupéfiant produit”. Je le gratifiai immédiatement d’un commentaire acerbe sur sa façon de s’être isolé des gens l’aimant pendant dix ans. Il m’avoua plus tard qu’on l’avait forcé à assister au simulacre d’enterrement.



En 1995, je me devais de faire un bilan de ma vie. J’avais eu trente ans, je vivais marié à une femme incroyable malgré ses crises et quelques unes de nos disputes. Cela étant, je n’étais pas tout-à-fait heureux. Vous savez, les jumeaux ont un lien fort entre eux, paraît-il. J’ignorais si cela s’appliquait également dans notre cas, à Danielle et à moi, mais j’osais espérer que notre condition de sorciers n’amplifie pas le phénomène. Je me sentais vide, vide et dénué de but, d’ambition. Je menais une vie presque enviable et en dépit de tout ça, j’arrivais à regretter le passé, mon passé. Mon passé de petit enfant turbulent, un poil narcissique mais avant tout en mal d’attention. J’avais du trouver un moyen d’en avoir. Je me faisais remarquer, tout simplement. Depuis la mort de ma mère, mes envies s’étaient calmées. J’étais devenu quelqu’un de plus sage au fil des années, sans forcément oublier mes anciens “démons”. Un matin, j’avais décidé qu’il en était assez. J’avais encore reçu un courrier d’Alfred, me suppliant presque de lui parler à nouveau. Je n’avais jamais été vraiment proche du digne frère de mon père. A l’exception près des fêtes et rencontres en famille, nous ne nous étions pas côtoyés tout ce temps. Je ne le connaissais qu’à travers sa réputation de corbeau, d’oiseau de mauvaise augure. En effet, il semblait être celui désigné pour annoncer les mauvaises nouvelles. A vrai dire, il s’occupait également des affaires juridiques et notariales de la famille. Du coup, il était au courant - tout comme les membres du cercle de proches du/de la décédé(e) -, assez tôt quand un désastre se produisait. Il l’annonçait ensuite, tour-à-tour, aux membres par encore au courant de la dernière nouvelle sombre.

Ce même jour, j’avais fait mes bagages et étais parti de la maison, dans l’incompréhension la plus totale. Désabusé, j’étais désabusé, blasé de ma triste vie monotone rythmée par la routine. Prenant soin de laisser une lettre à Dahlia sur son oreiller, avant de lui annoncer tout une fois en-face d’elle, j’avais plié ma vie dans un sac. Ma partie, redevenue électron libre dans cette soupe de corps en gravitation autour d’un noyau central. Moi, j’étais en quelque sorte sort du champ d’attraction du noyau, j’évoluais dans l’espace autour de moi librement, de façon néanmoins aléatoire. Ma pauvre Dahlia, mon noyau, mon ancre, mon phare même!, n’avait évidemment pas accueilli la nouvelle avec joie. Elle s’était immédiatement effondrée, se décomposant presque au sol, à mes pieds. Puis, elle s’était relevée, les yeux rouges et irrités, un regard perçant se promenant sur tout mon corps et mon visage meurtri par ma peine. Après une vague d’insultes, j’étais dehors. Dahlia derrière la porte, me hurlant de partir à tout jamais.


A l’heure où j’écris ses lignes, je suis de retour d’un premier voyage en Europe Centrale, là où étudiait ma soeur avant sa disparition. Mes recherches ont été infructueues malheureusement. J’appris juste que Dahlia avait donné un sens à un beau petit garçon, affublé d’un prénom horrible: le mien. Dan Jr n’eut pas la chance de me connaître. Je me faisais violence, presque, pour ne pas sauter le pas. Je pris mes clics et mes clacs tout aussi vite, laissant l’enfant et sa mère à leurs préoccupations.